Le 19 octobre, nous organisions notre premier Global Citizen Walkshop. Avec une quarantaine de marcheurs, nous sommes partis sur les chemins de la vallée mosane à Profondeville et avons réfléchi autour de cinq grands thèmes. Chaque marcheur a certainement ses propres leçons. Je partage ici avec vous mon apprentissage personnel. — Par Bruno Meessen
Le walkshop comme démarche d’intelligence collective
Ces dernières années, avec plusieurs collègues de l’Institut de Médecine Tropicale d’Anvers et des partenaires du sud, nous avons développé un grand intérêt pour la gestion des connaissances. Cet intérêt a découlé du constat que pour assurer que la recherche ait un impact, il est crucial de développer un lien fort avec ceux qui sont susceptibles de l’utiliser, notamment les autorités nationales et agences internationales. De fil en aiguille, notre vision a évolué vers une valorisation des connaissances de tous (et pas seulement celles des scientifiques) pour tendre vers ce qu’on appelle aujourd’hui l’intelligence collective.
En quête constante d’amélioration de nos pratiques, nous aimons concevoir, ou analyser de nouvelles approches, tester de nouvelles méthodes. Il y a quelques mois, lors d’une promenade, je me suis demandé s’il serait possible d’organiser un atelier en marchant. Le mot «walkshop» semblait être le terme tout désigné pour traduire cette nouvelle approche d’intelligence collective.
Avec des proches, nous avons identifié 5 thèmes gravitant autour de notre citoyenneté mondiale en construction: la transition écologique, la contribution des systèmes de santé au dérèglement climatique, la place du vrai et du faux dans nos sociétés contemporaines, l’influence de l’idéologie dans la décision en santé publique et la ‘colonialité’ dans l’art et la santé mondiale. Chaque thème était conduit par un ou deux facilitateurs. La promenade s’est écoulée sur une grosse demi-journée (11h-17h). Les 5 groupes, de taille variable entre 5 et 12 personnes, ont eu leur propre dynamique. En fin de journée, nous avons eu un débriefing. Mes leçons sont tirées de ce dernier et de ma participation à l’un des cinq groupes.
Leçons transversales
Ce qui m’a frappé le plus lors du débriefing en fin de journée c’est combien les discussions dans les différents groupes avaient fini par toutes graviter autour de la question du pouvoir. J’organise des ateliers, conférences, séminaires depuis plus de 15 ans. C’est la première fois que la question du pouvoir jaillit avec une telle force… peut-être parce que la démarche du walkshop m’a obligé à m’effacer et ne pas imposer mes propres cadres de pensée et objectifs !
Les deux groupes relatifs à la transition écologique ont mis notre propre capacité d’action au cœur de leurs réflexions collectives. Comme individus, nous ne sommes pas impuissants: nous pouvons adopter plein de petits changements au niveau de notre quotidien. Mais les marcheurs de ces groupes ont aussi rappelé que l’action collective sera cruciale pour la transition écologique à venir. Cette action collective peut être l’œuvre de petits groupes mobilisés (comme nous?), mais elle doit aussi être celle de nos sociétés dans leur ensemble. Le premier défi à ce niveau est de mettre en question nos matrices idéologiques et mythes collectifs (la croissance éternelle de nos économies notamment). Il nous faut revoir ce que nous jugeons comme désirable, ce que nous attendons du monde, de la vie. Il s’agira d’un travail sur soi (avec une part d’effort) et sur le «nous», mais aussi d’un travail d’analyse des mécaniques de pouvoir qui dominent par exemple notre alimentation, nos systèmes de santé. Il s’agit donc aussi de poser la question de qui et quoi nous gouvernent.
Face à cette nécessité de remettre en question ce qui est quasi définitionnel de notre civilisation actuelle, la boîte à outils conceptuelle de la colonialité pourrait s’avérer bien utile. La colonialité peut être définie comme la face sombre de la modernité européenne en tant qu’elle fut la logique qui a sous-tendu les empires occidentaux et par laquelle ils ont justifié leur expansion dans le monde: développement de méthodes d’extraction des ressources naturelles, d’outils de contrôle des corps et de capture des savoirs locaux (pharmacologiques entre autres) des êtres humains définis par l’Europe au cours de l’histoire comme des «autres».
Ce concept, qui a émergé en Amérique Latine en partant de l’analyse du colonialisme (la domination de nations par d’autres nations), s’est désormais libéré de cette seule fenêtre historique et géographique. Les chercheurs se penchant sur la colonialité nous invitent à prendre conscience de tous les systèmes de domination prévalant dans nos sociétés globalisées, notamment au travers de nos systèmes de pensée et d’analyse, souvent eurocentrés.
Notre insertion dans des rapports de force étant un fait universel, la conclusion pourrait être de se dire «à quoi bon s’en préoccuper?». Les marcheurs pensent au contraire que parce que nos sociétés doivent évoluer (vers plus de justice, plus de soutenabilité), nous devons nous engager dans une «décolonisation de nos esprits». Comment? Par l’examen contextuel des connaissances, des critères de vérité et des récits qui fondent les pratiques. Le mouvement décolonial nous invite à questionner l’origine de nos grilles d’analyse et d’interprétation du réel, notamment en exploitant des concepts issus de savoirs du sud. Par son ouverture à la perspective des autres, la décolonialité n’offre donc pas qu’une boîte à outil critique mais a aussi une valeur prospective et émancipatrice.
Ceci nous suggère donc de développer une sorte de nouvelle éthique collective: celle de l’analyse des faits, de la conscience des rapports de force, de la participation aux processus de décision en société. Ce programme est politique, mais aussi personnel. Le groupe qui a marché sur le thème de la vérité, de la preuve et de la mémoire nous a averti: nos souvenirs sont «des émotions qui restent», pas nécessairement la pleine et juste représentation de ce qui s’est réellement passé. Pour ceux d’entre nous qui avons des positions d’experts, il s’agit aussi de garder une position humble, pour être justes envers les faits, mais aussi envers les personnes pour qui nous faisons des choix. Comme citoyens, nous pouvons aussi être plus critiques avant de relayer de l’information sur les réseaux sociaux.
Avec son attention centrée sur l’influence de l’idéologie dans la décision en santé publique, le cinquième groupe a rejoint le constat des autres groupes: la citoyenneté contemporaine passe par l’analyse, l’exigence mais aussi une pleine attention aux processus décisionnels au niveau de la collectivité. Des progrès sont nécessaires, tant dans les pays riches que les pays pauvres. Mais il n’y a pas que l’idéologie qu’il faut contrer: il nous faut aussi débusquer les connivences et proximités, qu’elles soient inconscientes ou pas. Ce qui gouverne nos systèmes de santé, c’est aussi des acteurs puissants défendant des intérêts particuliers.
Il y a bien sûr des pistes d’action (ex: mise en place d’une séquence distinguant la sollicitation des connaissances scientifiques, la consultation des parties prenantes et la décision politique; la création de commissions scientifiques devant publier leurs décisions de façon transparente), mais le combat sera permanent, tant les intérêts privés peuvent déjà peser lors de la production scientifique (ex: certains chercheurs trop proches des firmes pharmaceutiques qui financent leurs travaux). Le combat pour faire entendre la voix des acteurs décentralisés, des praticiens reste aussi d’actualité dans de nombreux pays.
Points d’action pour le futur
Des réflexions des cinq groupes nous pouvons conclure que nous sommes bien face à un grand chantier éthique et politique, personnel et collectif. Avec ce premier walkshop, nous n’avons pas pu élaborer beaucoup les pistes de solution, même à l’échelle de notre communauté émergente. Nous devrons peut-être retoucher un peu la méthodologie pour favoriser l’identification de points d’action. Il s’agira probablement de faire plus attention à l’hétérogénéité de tous les groupes, de raccourcir la marche et mieux séquencer les discussions, notamment après le pique-nique. Le débriefing était trop court, mais s’est avéré précieux pour identifier les liens entre les thèmes, mais aussi donner envie à exploiter ces derniers (1).
La méthodologie du walkshop a un évident potentiel en matière de team building. Elle favorise le mixage des personnes de différents secteurs et de différentes perspectives, l’expression plurielle et libre au sein du groupe émergent, la collision des idées et le mixage des émotions qui vont avec, tout cela sans pression. L’interaction avec l’environnement physique, le monde qui nous entoure est une force (même si la prochaine fois, le terrain sera peut-être un peu moins pentu ;-). On peut donc imaginer des walkshops où les facilitateurs structureraient la démarche pour en tirer des points d’action et d’autres où il n’y aurait nulle attente, en temps et en lieu, si ce n’est celle de se ressourcer et d’inspirer. L’une des caractéristiques essentielles du walkshop serait alors, la libération de la dictature du «concret», de la décision et de l’action forcées.
Nous espérons organiser d’autres walkshops dans les prochains mois. N’hésitez pas à partager vos observations sur cette première expérience (nous allons aussi vous inviter à participer à une enquête en ligne) ou nous suggérer des thèmes et lieux pour les prochaines éditions (en Belgique ou ailleurs). La chaleur, les rires qui se dégageaient du groupe dès le matin nous ont tous rappelé combien, comme être sociaux, nous aimons nous retrouver, construire du lien et agir ensemble. Cela est un signe d’espoir face aux scénarios prédisant que notre monde, une fois les énergies fossiles épuisées, s’inscrira dans un scénario à la Mad Max (pour les cinéphiles) ou à la Jérémiah (pour les bédéphiles).
Avec cette belle journée à Profondeville, nous avons probablement touché… du pied le cœur du programme collectif qui nous attend tous pour les années qui viennent.
(1) L’idée d’encourager le monde académique et les agences internationales à documenter leur propre empreinte carbone me semble un bon exemple de ce qui peut sortir d’un walkshop. Voilà du reste un bel objectif pour l’Institut de Médecine Tropicale!